À première vue, les chiffres publiés par KakaoBank, le plus grand prêteur 100 % numérique de Corée du Sud, début novembre 2025, dépeignent un tableau de succès retentissant. L’entité a annoncé un bénéfice net cumulé record pour les trois premiers trimestres de l’année, atteignant 375,1 milliards de wons (environ 256 millions de dollars). Cette performance, en hausse de 5,5 % par rapport à l’année précédente, semble consolider l’image d’une néobanque qui a non seulement atteint une taille critique massive, mais qui a aussi maîtrisé le défi de la rentabilité durable – un obstacle sur lequel nombre de ses homologues occidentaux ont trébuché.
- Anatomie d’une « Plateforme » : Décortiquer le Moteur de Revenus de KakaoBank
- L’Activité de Plateforme et de Commissions : Le Modèle « Marketplace »
- Le Géant Silencieux : Gestion de Trésorerie et Investissement Propre
- L’Avenir : L’IA comme Évolution de la Plateforme
- L’« Avantage Injuste » : L’Écosystème KakaoTalk comme Fondement de l’Empire
- La Guerre des Néobanques Coréennes : Le Contexte Local
- KakaoBank : Le Géant de l’Écosystème (« Ecosystem-Led »)
- Toss Bank : Le Challenger « Fintech-First » (« Product-Led »)
- K-Bank : L’Acteur de Niche (« Partner-Led »)
- Perspective Globale : Le Manuel de la Rentabilité des Néobanques
- Étude de Cas 1 : Revolut (Royaume-Uni/Global) – Le Modèle de la Marketplace
- Étude de Cas 2 : Nubank (Brésil/LatAm) – Le Modèle du Prêt à Grande Échelle
- Étude de Cas 3 : Chime (États-Unis) – Le Modèle de l’Utilité d’Interchange
- Le Miroir Coréen : Pertinence et Leçons pour le Marché Espagnol
- Imagin (de CaixaBank) : Le Modèle « Kakao » Espagnol
- Openbank (de Santander) : Le Modèle « Toss » / Numérique Traditionnel
- L’Avenir de la Banque est de Ne Pas Être (Seulement) une Banque
Cependant, une analyse plus fine des résultats trimestriels révèle une tension sous-jacente et un défi stratégique fondamental. Ce bénéfice cumulé masque une réalité plus complexe : le bénéfice net trimestriel (T3) a en fait chuté de 10,3 % par rapport à la même période de l’année précédente, s’établissant à 111,4 milliards de wons. Cette contraction n’est pas anecdotique ; c’est le signal d’une faiblesse structurelle du modèle bancaire traditionnel.
L’origine de ce défi provient directement du cœur de métier de la banque : l’intermédiation de crédit. Les revenus d’intérêts cumulés de KakaoBank, pilier de toute banque traditionnelle, ont diminué de 3,1 % en glissement annuel pour atteindre 1 490 milliards de wons. Cette baisse est due à une tempête parfaite de facteurs externes. D’une part, la pression réglementaire du gouvernement sud-coréen pour durcir les contrôles sur les prêts hypothécaires et les prêts aux ménages a freiné l’expansion du crédit. D’autre part, l’entité a subi une compression de ses marges dans un environnement de taux d’intérêt à la baisse, ce qui a érodé sa Marge Nette d’Intérêt (MNI), contractée à 1,81 % au troisième trimestre.
C’est ici que la véritable stratégie émerge. Si KakaoBank était une banque traditionnelle, cette baisse du bénéfice trimestriel et la contraction de la MNI seraient un signal d’alarme sérieux. Mais ce n’en est pas une. Le héros inattendu de ce rapport, et la clé de ses bénéfices cumulés records, est le moteur de revenus non bancaires. Les revenus hors intérêts ont bondi de 26,7 % en glissement annuel, atteignant 835,2 milliards de wons au cours des neuf premiers mois de 2025.
Les résultats du T3 2025 de KakaoBank ne sont donc pas une simple nouvelle financière ; ils sont la preuve la plus claire d’une métamorphose stratégique en cours. KakaoBank démontre activement que son avenir (et sa rentabilité) ne réside pas dans la marge étroite du prêt d’argent, mais dans la monétisation d’une plateforme d’écosystème numérique. L’entité réussit à découpler son succès des marges d’intérêt volatiles qui pèsent sur ses concurrents.
Le chiffre le plus important de tout le rapport n’est pas le bénéfice net, mais la proportion : les revenus hors intérêts représentent désormais 36 % de l’ensemble des revenus opérationnels de KakaoBank. Ce nombre est l’indicateur clé qui définit sa transition de « banque numérique » à « super-app financière ». Ce rapport analysera comment ce modèle redéfinit la banque en Corée du Sud et quelles leçons cruciales il offre aux marchés mondiaux, y compris le marché français.
Tableau 1 : Ventilation des Résultats de KakaoBank (Trois Premiers Trimestres 2025 vs 2024)
| Indicateur | 3 Premiers Trimestres 2024 (KRW) | 3 Premiers Trimestres 2025 (KRW) | Variation (%) |
| Bénéfice Net Cumulé | 355,5 milliards (approx.) | 375,1 milliards | +5,5 % |
| Bénéfice Net Trimestriel (T3) | 124,2 milliards | 111,4 milliards | -10,3 % |
| Revenus Opérationnels Totaux (Cum.) | 2 199 milliards (approx.) | 2 330 milliards | +6,0 % |
| Revenus d’Intérêts (Cum.) | 1 540 milliards | 1 490 milliards | -3,1 % |
| Revenus Hors Intérêts (Cum.) | 659,1 milliards | 835,2 milliards | +26,7 % |
| Revenus Hors Intérêts (% du Total Op.) | 30,0 % | 35,8 % | +580 pbs |
Source : Données compilées des rapports de résultats T3 2025 de KakaoBank.
Anatomie d’une « Plateforme » : Décortiquer le Moteur de Revenus de KakaoBank
Le terme « revenus hors intérêts », qui a atteint le chiffre impressionnant de 835,2 milliards de wons, est une catégorie large souvent mal interprétée. Pour comprendre la véritable stratégie de KakaoBank, il est impératif de décortiquer cette « boîte noire » en ses composantes opérationnelles. Cette croissance de 26,7 % n’est pas un hasard ; c’est le résultat d’une stratégie délibérée de diversification en trois piliers : 1) L’activité de commissions et de plateforme (la marketplace), 2) La gestion de trésorerie et l’investissement propre (le géant silencieux), et 3) L’évolution future vers l’intelligence artificielle.
L’Activité de Plateforme et de Commissions : Le Modèle « Marketplace »
Ce pilier est au cœur de la vision de KakaoBank en tant que super-app. Les revenus de commissions et de plateforme ont augmenté de 4,7 % en glissement annuel au cours des trois premiers trimestres, tandis que d’autres rapports, se concentrant strictement sur les revenus de « plateforme », citent une croissance de 7 % en glissement annuel au T3. Bien que cette croissance puisse sembler modeste par rapport au total de 26,7 %, elle représente la base d’une marketplace financière à haute marge et à faible risque.
Le service phare de cette marketplace est le « Service de Comparaison de Prêts ». Ici, KakaoBank a compris une leçon cruciale : il est plus rentable d’être le centre commercial qu’une simple boutique. Au lieu de se livrer une concurrence féroce sur les marges de prêt, KakaoBank agit comme un distributeur ou un intermédiaire neutre. Elle connecte sa base d’utilisateurs massive aux produits de prêt de plus de 70 partenaires financiers. La banque perçoit une commission pour chaque transaction réussie sans assumer le risque de crédit ni le risque de bilan. Le succès de ce modèle est évident : rien qu’au troisième trimestre 2025, ce service a géré 1 224 milliards de wons de prêts exécutés, une augmentation impressionnante de 22 % par rapport à l’année précédente.
Le deuxième pilier de la marketplace est la Plateforme d’Investissement, un domaine où KakaoBank a été un pionnier agressif. Ce fut la première néobanque coréenne à défier le secteur de l’investissement financier. La stratégie est la même : tirer parti de la confiance et du trafic de l’application pour agir comme le principal point d’accès aux marchés financiers. Ses services comprennent l’ouverture simplifiée de comptes-titres auprès de sociétés partenaires (4,2 millions de comptes ouverts via l’application en deux ans), le courtage d’actions nationales et étrangères, la souscription à des introductions en bourse (IPO) et un comparateur d’avantages pour les plans de retraite (IRP).
Le succès de cette démocratisation de l’investissement est incarné par son produit « MMF Box », un compte d’investissement facile d’accès dans des fonds monétaires (MMF). Ce produit a connu un succès retentissant, capturant près de 70 % du marché de détail des MMF. L’expansion est continue : KakaoBank, qui proposait 45 produits de fonds en septembre 2025, prévoit d’élargir son catalogue à 100.
Enfin, cette catégorie est complétée par des flux de revenus supplémentaires provenant de la publicité au sein de l’application et des commissions de services tels que le firm banking (banque d’entreprise) et l’open banking.
Le Géant Silencieux : Gestion de Trésorerie et Investissement Propre
La croissance de 4,7 % des commissions de plateforme n’explique pas à elle seule le bond de 26,7 % des revenus hors intérêts totaux. C’est là qu’intervient le deuxième pilier, moins visible mais immensément puissant : la Gestion de Trésorerie.
L’échelle de KakaoBank est son principal atout. À la fin du T3 2025, la banque comptait 26,24 millions de clients et gérait le chiffre stupéfiant de 65 700 milliards de wons de dépôts. Cette énorme quantité de liquidités, dont une grande partie est collectée à très faible coût (grâce à ses comptes courants et de groupe populaires), est une arme à double tranchant. C’est un passif au bilan, mais c’est un actif stratégique fondamental.
KakaoBank ne se contente pas de laisser dormir ce flottant. L’entité gère activement un portefeuille d’« actifs sous gestion » (AUM) pour sa trésorerie qui, alimenté par l’afflux de dépôts, a atteint 25 700 milliards de wons. L’entité génère des bénéfices significatifs en investissant ces liquidités dans un portefeuille diversifié d’obligations, de produits d’investissement alternatifs et d’autres instruments financiers.
Cela révèle une synergie stratégique clé. La capacité de la banque à attirer 65 700 milliards de wons de dépôts à faible coût est le moteur qui alimente deux centres de profit distincts. D’une part, elle finance son portefeuille de prêts (générant des revenus d’intérêts, bien qu’en baisse). D’autre part, elle finance son portefeuille d’investissement propre (générant des revenus hors intérêts, en forte croissance). Les dépôts à faible coût sont donc la base qui permet à KakaoBank de faire pivoter son modèle de rentabilité du premier vers le second.
L’Avenir : L’IA comme Évolution de la Plateforme
La stratégie de KakaoBank n’est pas statique ; c’est un système en évolution. La prochaine étape de cette métamorphose est la transition d’une « application » à un « assistant », un pivot vers un modèle « AI-first ». L’objectif est d’utiliser l’intelligence artificielle non pas comme un simple chatbot, mais comme la couche fondamentale de l’interface utilisateur.
Les plans sont concrets. L’entreprise prévoit d’introduire des « services de virement par IA » et un « Trésorier de Groupe par IA ». La vision est de permettre aux utilisateurs d’effectuer des transactions complexes et de gérer leurs finances (y compris les populaires comptes de groupe) en utilisant un langage conversationnel naturel.
L’implication stratégique de ce mouvement est profonde. Il ne s’agit pas seulement d’améliorer l’expérience utilisateur ; il s’agit de construire un « fossé » concurrentiel inexpugnable. Dans un marché où les produits financiers (prêts, comptes) se banalisent, la concurrence se déplace du prix (taux d’intérêt) à la friction (facilité d’utilisation). Si un utilisateur peut gérer ses finances simplement en parlant à son application KakaoBank, le coût de substitution pour passer à un concurrent (même s’il offre 0,25 % d’intérêt en plus) devient prohibitif. L’IA n’est pas une fonctionnalité ; c’est le ciment conçu pour verrouiller l’utilisateur à vie dans l’écosystème de KakaoBank.
L’« Avantage Injuste » : L’Écosystème KakaoTalk comme Fondement de l’Empire
Le succès de KakaoBank et sa capacité à accumuler 65 700 milliards de wons de dépôts ne peuvent être compris de manière isolée. Son ascension n’a pas commencé avec une licence bancaire en 2017 ; elle a débuté bien avant, avec le lancement d’une application de messagerie en 2010.
L’origine de la domination de KakaoBank réside dans sa société mère et son « avantage injuste » : l’écosystème KakaoTalk. KakaoTalk n’est pas simplement une application populaire en Corée du Sud ; c’est un service public social omniprésent. Avec 49 millions d’utilisateurs actifs mensuels (MAU) dans un pays de 52 millions d’habitants, KakaoTalk a un taux de pénétration du marché de plus de 94 %. Pour le consommateur coréen, KakaoTalk n’est pas un choix ; c’est le tissu conjonctif de la vie numérique.
Cette omniprésence a fourni à KakaoBank l’arme stratégique la plus puissante de la banque de détail : un coût d’acquisition client (CAC) de zéro, ou presque. Lorsque KakaoBank s’est lancée en juillet 2017, elle n’est pas partie de zéro, demandant aux utilisateurs de faire confiance à une nouvelle marque. Elle a simplement exploité la base d’utilisateurs existante et la confiance de la marque Kakao.
Les chiffres du lancement sont légendaires et restent un cas d’école. Dans les premières 24 heures, l’entité a attiré plus de 300 000 souscripteurs. En seulement deux semaines, elle a dépassé les deux millions de clients. Les banques traditionnelles mettent des décennies et dépensent des milliards en marketing et en construction d’agences pour atteindre cette échelle. KakaoBank l’a fait en quelques jours, en convertissant simplement les utilisateurs de messagerie en clients bancaires. Cet avantage initial s’est maintenu et s’est composé : huit ans plus tard, la banque sert 26,24 millions de clients.
Plus important que le nombre total de clients, c’est leur niveau d’engagement. KakaoBank rapporte un chiffre stupéfiant de 19,97 millions d’utilisateurs actifs mensuels (MAU). Ce chiffre, plus proche d’un réseau social que d’une banque, est le véritable « fossé » concurrentiel de l’entité. Une banque traditionnelle est en concurrence pour les dépôts ; KakaoBank est en concurrence pour le temps d’écran et l’attention de l’utilisateur.
L’empire Kakao fonctionne comme un système circulatoire parfaitement intégré, une synergie de trois piliers qui se rétro-alimentent :
- KakaoTalk (La Couche Sociale) : C’est le point d’entrée. L’utilisateur « vit » dans l’application de chat, où se déroulent ses interactions sociales et commerciales.
- KakaoPay (La Couche Transactionnelle) : C’est le réseau de paiement qui permet à la valeur de circuler sans friction au sein du chat. Il permet les paiements, les virements instantanés et les achats.
- KakaoBank (La Couche de Valeur) : C’est la destination où la valeur « repose » et est monétisée. C’est le compte bancaire où les utilisateurs stockent leurs dépôts et accèdent à des produits à valeur ajoutée (prêts, investissements, assurances).
Cette structure a permis à KakaoBank d’appliquer un manuel de startup technologique à l’industrie bancaire archaïque, un modèle d’« activation d’abord, monétisation ensuite ». L’étape 1 (Activation) a consisté à utiliser l’extrême commodité de KakaoTalk et KakaoPay pour que des millions d’utilisateurs « activent » leur compte bancaire, souvent en moins de sept minutes. L’étape 2 (Monétisation) a commencé une fois les utilisateurs à bord, leurs dépôts sécurisés et leur trafic (MAU) mesuré. À ce moment, KakaoBank a commencé à monétiser cette audience captive, non pas comme une banque traditionnelle (seulement avec des prêts), mais comme une plateforme technologique (via des commissions de marketplace, de la publicité et des services d’investissement).
Cette dynamique a redéfini fondamentalement la manière dont les investisseurs évaluent l’entreprise. Les analystes et les investisseurs ont cessé de valoriser KakaoBank comme une « banque », qui serait évaluée en fonction de sa valeur comptable ou de ses marges d’intérêt. À la place, le marché la voit comme « une plateforme dotée d’une licence bancaire ». Ce changement de perception est crucial. Il signifie que ses priorités stratégiques sont celles d’une entreprise Big Tech (croissance des MAU, engagement, exploitation des données, valeur à vie du client) et non celles d’une banque traditionnelle (gestion du risque de crédit, MNI, efficacité des agences).
L’intégration est si profonde que l’écosystème crée sa propre « gravité ». Les utilisateurs ne choisissent pas KakaoBank parce qu’elle est objectivement le meilleur produit bancaire dans toutes les catégories. Ils la choisissent parce qu’elle est l’extension financière la plus pratique, intuitive et fluide de leur vie numérique, qui se déroule déjà, presque entièrement, au sein de l’univers Kakao.
La Guerre des Néobanques Coréennes : Le Contexte Local
La domination de KakaoBank, bien qu’impressionnante, n’est pas absolue. Le marché sud-coréen n’est pas un monopole, mais un fascinant laboratoire de la banque numérique. C’est, en fait, l’un des rares marchés au monde à compter trois néobanques pures (KakaoBank, Toss Bank et K-Bank) qui non seulement ont survécu, mais ont atteint la rentabilité. L’analyse de leurs stratégies divergentes est cruciale pour comprendre que le « modèle Kakao » est un choix stratégique délibéré, et non la seule voie vers le succès.
KakaoBank : Le Géant de l’Écosystème (« Ecosystem-Led »)
Comme détaillé, le modèle de KakaoBank repose sur l’ ampleur. Sa stratégie est « Ecosystem-Led ». Elle exploite le MAU colossal de KakaoTalk pour une acquisition client à coût quasi nul, puis monétise cette audience via une plateforme diversifiée de services (commissions, trésorerie, investissements). Son objectif principal est d’être le distributeur de services financiers.
Toss Bank : Le Challenger « Fintech-First » (« Product-Led »)
Toss Bank est le contrepoint parfait de KakaoBank. Sa société mère, Viva Republica, n’est pas une entreprise de messagerie ou de médias sociaux ; c’est une « fintech d’abord ». Toss Bank n’a pas eu l’« avantage injuste » d’un écosystème de chat préexistant. Elle a dû construire sa base de clients à partir de zéro, en concourant sur le mérite de ses produits.
Sa stratégie est « Product-Led », basée sur la profondeur et la spécialisation. Toss Bank a atteint son premier trimestre rentable au T3 2023, mais son moteur de rentabilité est radicalement différent de celui de KakaoBank : ses bénéfices proviennent massivement des revenus d’intérêts, la même métrique que KakaoBank abandonne stratégiquement.
Toss Bank a réussi en construisant des produits financiers « hautement compétitifs » et en se spécialisant dans un créneau que KakaoBank sert avec moins d’intensité : les prêts à risque moyen et faible. En juin 2023, les emprunteurs de ce segment représentaient 38,5 % du portefeuille de Toss, contre seulement 27 % chez KakaoBank.
Cela ne signifie pas que Toss ignore le modèle de plateforme. Comme Kakao, elle entre agressivement dans le secteur de l’investissement financier. Cependant, elle le fait en s’appuyant sur sa propre plateforme de gestion de patrimoine « Wooden rolling », qui a déjà traité 18 000 milliards de wons de produits et a obtenu une approbation préliminaire pour une licence d’exploitation d’investissement.
La dichotomie est claire. KakaoBank est une « Super-App » (comme WeChat) où la finance est une verticale parmi d’autres. Toss Bank aspire à être une « Plateforme Financière Totale », c’est-à-dire une super-app exclusivement dédiée aux services financiers. Le modèle de Kakao est plus diversifié, mais celui de Toss est plus centré sur le cœur financier.
K-Bank : L’Acteur de Niche (« Partner-Led »)
K-Bank est le troisième acteur rentable et la première des néobanques pures à s’être lancée. Sa stratégie a été « Partner-Led ». Son avantage initial et son principal moteur de croissance ne provenaient pas d’un écosystème social (comme Kakao) ni de produits supérieurs (comme Toss), mais d’un partenariat stratégique clé avec Upbit, la plus grande plateforme d’échange de cryptomonnaies de Corée. Ce partenariat lui a fourni un flux constant de clients et de dépôts.
Cependant, K-Bank est la plus en retard des trois en matière de diversification stratégique. Fin 2025, elle est la seule du trio à ne pas avoir encore tenté activement d’entrer dans le secteur lucratif de l’investissement financier. Son objectif semble être de stabiliser sa structure de bénéfices existante et, enfin, de réussir son Introduction en Bourse (IPO), un objectif qui a été reporté par le passé.
Le laboratoire coréen démontre donc qu’il n’y a pas de modèle unique. Il existe au moins deux voies claires vers la rentabilité des néobanques :
- Le Modèle Kakao (Ampleur) : Gagner grâce à un écosystème à faible CAC, en exploitant une audience captive pour vendre une large gamme de services de plateforme.
- Le Modèle Toss (Profondeur) : Gagner grâce à des produits financiers supérieurs et spécialisés (comme le crédit à risque moyen ou les taux d’intérêt élevés) qui attirent les clients par leurs propres mérites.
Tableau 2 : La Bataille des Néobanques Coréennes (Indicateurs Clés 2025)
| Indicateur | KakaoBank | Toss Bank | K-Bank |
| Clients Totaux | 26,24 millions (T3 2025) | ~9 millions (2024) | ~10 millions (2024) |
| Utilisateurs Actifs (MAU) | 19,97 millions (T3 2025) | 13,92 millions (2022) | N/A |
| Rentabilité | Rentable (Bénéfice record T3 2025) | Rentable (1er T rentable 2023) | Rentable (Bénéfice 2023) |
| Modèle Économique | « Ecosystem-Led » (Plateforme) | « Product-Led » (Intérêts, Prêts) | « Partner-Led » (Niche Crypto) |
| Focus sur l’Investissement | Élevé (Leader, 45 fonds) | Élevé (En développement, licence obtenue) | Faible (Pas encore entré) |
Perspective Globale : Le Manuel de la Rentabilité des Néobanques
Le pivot stratégique de KakaoBank, abandonnant la dépendance aux revenus d’intérêts au profit d’un modèle de plateforme diversifiée, n’est pas un phénomène isolé à la Corée. C’est, en fait, la manifestation de la « Phase 2 » de l’évolution des néobanques à l’échelle mondiale : la transition critique de la « croissance à tout prix » (Phase 1) à la « rentabilité durable » (Phase 2).
L’analyse des néobanques les plus performantes et rentables au monde révèle qu’il n’existe pas de formule unique pour le succès. Au lieu de cela, quatre modèles économiques distincts et viables ont émergé. La stratégie de KakaoBank est l’un d’eux, mais sa comparaison avec les autres offre une vision complète de l’avenir de la banque numérique.
Étude de Cas 1 : Revolut (Royaume-Uni/Global) – Le Modèle de la Marketplace
Revolut est l’analogue mondial le plus proche de la stratégie de plateforme de KakaoBank. Avec une base de clients dépassant les 60 millions dans le monde et une rentabilité consolidée (rapportant 1,4 milliard de dollars de bénéfice avant impôts pour 2024), Revolut est la preuve que le modèle de super-app financière est viable en Occident.
Son modèle de revenus est la définition même d’une « solide combinaison de sources de revenus ». La rentabilité de Revolut ne dépend pas d’une seule chose, mais d’une marketplace de services financiers diversifiée et en expansion. Une analyse de ses revenus 2024 montre :
- Paiements par Carte (Interchange) : Croissance de 43 %.
- Patrimoine (Investissement et Crypto) : Croissance explosive de 298 %.
- Changes (FX) : Croissance de 58 %.
- Abonnements (Premium, Metal, etc.) : Croissance de 74 %.
Tout comme KakaoBank, Revolut utilise un compte bancaire à faible coût comme point d’entrée pour vendre aux utilisateurs un écosystème de services à plus forte marge (abonnements, investissement, devises).
Étude de Cas 2 : Nubank (Brésil/LatAm) – Le Modèle du Prêt à Grande Échelle
Nubank représente le modèle économique opposé au pivot de KakaoBank. C’est un géant des néobanques, avec une échelle presque inimaginable de 107,3 millions de clients en Amérique latine et une rentabilité stupéfiante (2,2 milliards de dollars de bénéfice net ajusté en 2024).
Cependant, le moteur de Nubank (pour l’instant) n’est pas une plateforme diversifiée, mais un modèle bancaire traditionnel exécuté à la perfection numérique : le prêt d’argent à une échelle massive. Contrairement à Kakao et Revolut, Nubank est un géant des revenus d’intérêts. Son Revenu Net d’Intérêts (NII) a atteint le chiffre colossal de 2,1 milliards de dollars rien qu’au deuxième trimestre 2025. Son « crochet » disruptif n’était pas une application de chat, mais un produit financier supérieur : la carte de crédit sans frais dans un marché notoirement cher.
Nubank démontre que le modèle traditionnel de « prêt à grande échelle » reste incroyablement rentable s’il est combiné à un faible coût d’acquisition (obtenu grâce à un produit « d’appel » viral) et à une plateforme technologique à faible coût opérationnel. Cependant, les analystes soutiennent que sa valorisation boursière actuelle intègre déjà sa future transition vers un modèle de plateforme et de marketplace, suivant la voie que Kakao et Revolut tracent déjà.
Étude de Cas 3 : Chime (États-Unis) – Le Modèle de l’Utilité d’Interchange
Chime, le leader des néobanques aux États-Unis, propose un troisième modèle radicalement simple : celui de l’« utilité ». Chime n’est pas une banque ; c’est une entreprise de technologie financière (fintech). Son modèle économique est élégant dans sa simplicité : 72 % de ses revenus proviennent presque exclusivement des commissions d’interchange.
Chaque fois qu’un de ses 8,6 millions de membres actifs utilise sa carte de débit ou de crédit Chime pour payer, Chime reçoit une petite portion de la commission que Visa facture au commerçant. Le modèle économique de Chime est parfaitement aligné sur le succès de ses clients : il ne gagne pas d’argent sur les frais de découvert (qu’il a supprimés), ni sur les frais de tenue de compte. Il gagne de l’argent simplement lorsque ses clients utilisent le produit pour leurs dépenses quotidiennes.
Chime a choisi d’être un service public de paiement fiable et à faible coût, renonçant volontairement à la complexité (et au risque) de l’activité de prêt (Nubank) ou à la construction d’une marketplace (Revolut/Kakao).
Cette analyse globale révèle quatre voies distinctes et éprouvées vers la rentabilité des néobanques :
- L’Écosystème (KakaoBank) : Monétisation d’une audience sociale captive via une plateforme.
- La Marketplace (Revolut) : Monétisation d’une marketplace de services financiers (Abonnement, Patrimoine, FX) construite sur un compte gratuit.
- Le Prêteur à Grande Échelle (Nubank) : Monétisation de la marge d’intérêt à une échelle massive.
- L’Utilité (Chime) : Monétisation passive du volume des transactions quotidiennes (Interchange).
La preuve ultime de la valeur de ces modèles réside dans la manière dont le marché les valorise. Un rapport de valorisation de septembre 2025 montre une disparité révélatrice : Revolut (modèle Marketplace) s’échange sur les marchés secondaires à un multiple de 18,3x ses revenus. Nubank (modèle Prêteur) s’échange à 5,8x ses revenus. Les investisseurs sont prêts à payer une prime de plus de 300 % pour le modèle de revenus de plateforme, diversifié et léger en capitaux de Revolut, par rapport au modèle de revenus d’intérêts de Nubank.
Cette prime de valorisation est le pourquoi derrière la stratégie de KakaoBank. Son pivot (reflété dans les résultats du T3 2025) abandonnant les revenus d’intérêts au profit des revenus de plateforme n’est pas un signe de faiblesse ; c’est une manœuvre stratégique brillante pour être valorisée comme une plateforme technologique à forte croissance, et non comme une banque à faible croissance.
Tableau 3 : Modèles de Rentabilité des Néobanques Globales (2024-2025)
| Néobanque (Pays) | Base de Clients | Rentabilité Récente | Moteur de Revenus Principal |
| KakaoBank (Corée) | 26,2 millions | Rentable (Bénéfice record 2025) | Modèle Écosystème : Plateforme, Commissions et Trésorerie |
| Revolut (RU/Global) | 60+ millions | Rentable (1,4 Md$ avant impôts 2024) | Modèle Marketplace : Abonnement, Patrimoine (Wealth), Changes (FX) |
| Nubank (Brésil/LatAm) | 107,3 millions | Rentable (2,2 Mds$ nets 2024) | Modèle Prêteur : Revenus Nets d’Intérêts (NII) |
| Chime (États-Unis) | 8,6 millions (actifs) | Rentable (implicite) | Modèle Utilité : Commissions d’Interchange |
Le Miroir Coréen : Pertinence et Leçons pour le Marché Espagnol
Cette métamorphose stratégique en Corée du Sud et les tendances mondiales de rentabilité ne sont pas de simples curiosités lointaines. Elles sont un miroir qui reflète la prochaine et inévitable transformation du secteur bancaire espagnol. Le modèle de « super-app » n’est pas une tendance exclusivement asiatique ; c’est la prochaine frontière concurrentielle en Europe.
La demande du marché en Espagne est sans équivoque. Un rapport de 2025 sur le secteur bancaire espagnol révèle une demande massive des consommateurs pour la consolidation des services. Près de 80 % des utilisateurs européens de services bancaires numériques souhaitent gérer tous leurs services financiers depuis une seule application. En Espagne, le chiffre est encore plus frappant : plus de 70 % des clients de moins de 40 ans privilégient activement que leur entité principale fonctionne comme une super-app, centralisant les paiements, l’épargne, l’investissement et d’autres services, à la manière de WeChat ou KakaoTalk.
L’industrie financière espagnole a reçu le message. L’investissement technologique pour développer ces « super-apps » financières dans la banque espagnole devrait augmenter jusqu’à 30 % rien qu’en 2025. Les projections du cabinet de conseil ERNI estiment que plus de 50 % de tous les nouveaux projets bancaires en 2026 seront directement liés au développement de plateformes de type super-app.
Les banques établies espagnoles (BBVA, CaixaBank et Santander) n’observent pas passivement. Elles sont engagées dans une course pour transformer leurs applications de banque mobile, passées de portails transactionnels à des plateformes d’engagement. Elles élargissent activement leurs applications pour y inclure des marketplaces de produits non financiers, la gestion d’abonnements, la souscription d’assurances, la planification de voyages et même l’investissement en actifs numériques, souvent par le biais d’alliances stratégiques avec des fintechs.
Ce scénario a créé en Espagne un microcosme qui reflète parfaitement la dichotomie stratégique observée en Corée entre KakaoBank et Toss Bank. Les challengers numériques des grandes banques espagnoles, Imagin (de CaixaBank) et Openbank (de Santander), ont choisi des voies radicalement différentes.
Imagin (de CaixaBank) : Le Modèle « Kakao » Espagnol
Imagin est la tentative la plus claire et la plus ambitieuse de répliquer le modèle d’écosystème de KakaoBank en Espagne. Son positionnement de marque est révélateur : elle ne se présente pas comme une banque, mais comme une plateforme de « style de vie ». Ses clients ne sont pas des « clients » ; ce sont des « imaginers ». La stratégie centrale d’Imagin repose sur la création d’une communauté et la promotion de l’engagement à travers des contenus, des réductions et des avantages (comme ceux pour les voyages à l’étranger, où elle surpasse Openbank) qui vont bien au-delà de la gratuité des frais. Son succès, tout comme celui de Kakao, se mesure à l’aune de l’engagement avec son application, conçue comme une destination de style de vie, et pas seulement comme un outil bancaire.
Openbank (de Santander) : Le Modèle « Toss » / Numérique Traditionnel
Openbank, au contraire, est le « Toss » espagnol. C’est une banque numérique « Product-Led ». Elle n’essaie pas de construire une communauté de style de vie ; elle est en concurrence sur les fondamentaux bancaires traditionnels. Sa proposition de valeur est claire : zéro commission, une solide plateforme d’investissement et, parfois, une rémunération attractive sur ses comptes d’épargne. Son application est un outil fonctionnel et efficace pour effectuer des opérations bancaires, mais ce n’est ni un écosystème d’engagement ni une destination en soi.
La comparaison avec la Corée du Sud révèle le défi fondamental pour les acteurs établis espagnols, connu sous le nom de « Dilemme de l’Incumbent ». KakaoBank est partie d’une super-app de messagerie avec 49 millions d’utilisateurs actifs (une communauté) et y a ajouté une licence bancaire. Ce modèle lui a fourni un coût d’acquisition client quasi nul. Les banques espagnoles, comme CaixaBank avec Imagin, font le contraire : elles partent d’une banque (un produit) et tentent de construire une communauté de style de vie par-dessus. Le premier modèle a un CAC nul ; le second a un coût d’engagement et de rétention très élevé.
Dans ce contexte, Imagin n’est pas seulement une néobanque pour les jeunes ; c’est l’expérimentation de « super-app » la plus importante du marché espagnol. Son succès ou son échec dans la transition de « banque gratuite pour étudiants » à « plateforme de style de vie monétisable » (capable de générer des revenus hors intérêts comme KakaoBank) déterminera la stratégie numérique de CaixaBank et, probablement, du reste de la banque espagnole pour la prochaine décennie.
Les données sur la demande (70 % des utilisateurs < 40 ans) et l’investissement (augmentation de 30 %) sont concluantes. Le modèle KakaoBank (rentabilité basée sur les revenus de plateforme) est la direction vers laquelle le marché espagnol se dirige inévitablement. La question n’est pas « si » ce modèle dominera, mais « qui » l’exécutera avec succès en premier : un acteur établi (comme Imagin), une néobanque mondiale opérant en Espagne (comme Revolut) ou un nouveau disrupteur local.
L’Avenir de la Banque est de Ne Pas Être (Seulement) une Banque
Les résultats financiers du troisième trimestre 2025 de KakaoBank sont bien plus qu’un simple rapport de bénéfices ; ils doivent être lus comme un manifeste stratégique. Au cours d’un trimestre où son cœur de métier bancaire s’est contracté en raison des pressions réglementaires et de marges, l’entité n’a pas seulement survécu, elle a rapporté des bénéfices cumulés records. Elle l’a fait en démontrant qu’une néobanque peut être massivement rentable, non pas malgré la contraction des marges d’intérêt, mais grâce à sa capacité à rendre ces marges stratégiquement non pertinentes.
La véritable innovation de KakaoBank n’a pas été son application mobile (une réussite technologique), mais son modèle économique (une réussite stratégique). Ce modèle repose sur deux piliers :
- L’Effet de Levier de l’Écosystème : Utiliser une plateforme de messagerie dominante (KakaoTalk) pour réaliser une acquisition client massive à un coût quasi nul.
- Le Pivot vers la Plateforme : Monétiser cette audience captive non pas comme un prêteur traditionnel (en assumant un risque de crédit), mais comme une marketplace de services financiers (en percevant des commissions sans risque) et comme un gestionnaire de trésorerie sophistiqué.
L’analyse globale confirme que, s’il existe de multiples voies vers la rentabilité des néobanques (le « Prêt » de Nubank, l’« Utilité » de Chime), le modèle de plateforme (la « Marketplace » de Revolut et l’« Écosystème » de KakaoBank) est celui qui attire les primes de valorisation les plus élevées du marché. Les investisseurs reconnaissent que ce modèle est intrinsèquement plus diversifié, scalable et moins vulnérable aux cycles de taux d’intérêt et au risque de crédit.
Pour le marché espagnol, qui montre déjà une demande claire des consommateurs et un pivot d’investissement de l’industrie vers les super-apps, la leçon est claire. La bataille pour l’avenir de la banque de détail ne sera pas remportée par l’entité offrant le meilleur taux d’intérêt sur son dépôt, mais par celle qui parviendra à créer la plateforme la plus intégrée et générant le plus d’engagement.
L’avenir de la banque n’appartient pas à celui qui gère le mieux le risque de crédit, mais à celui qui gère le mieux l’ attention du client. KakaoBank n’est pas seulement une banque rentable ; c’est la preuve irréfutable que le modèle économique bancaire le plus durable et le plus valorisé du XXIe siècle est celui d’une plateforme de services intégrée, où la finance est une fonction, et non la destination finale. La métamorphose coréenne est une feuille de route pour l’avenir de la banque espagnole.






