Pendant des décennies, les analystes économiques et les investisseurs ont traité la guerre comme un « choc exogène » : un événement rare et imprévisible qui perturbait brièvement les marchés avant un éventuel retour à la moyenne. Ce paradigme est révolu. La guerre a cessé d’être un risque imprévu pour devenir un facteur endogène et persistant dans l’analyse économique et d’investissement moderne.
Les coûts directs de la destruction restent dévastateurs au niveau régional, comme le montrent les analyses des conflits au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (MENA), où des millions de vies sont directement affectées.1 Cependant, les impacts indirects et mondiaux s’avèrent plus structurels. Les prévisions économiques pour 2025-2026 publiées par le Fonds Monétaire International (FMI) et le Forum Économique Mondial (FEM) ne traitent plus le risque géopolitique comme une note de bas de page.3 Au lieu de cela, la « fragmentation » et « l’incertitude géopolitique » sont désormais des variables centrales dans les modèles de référence qui prévoient une croissance mondiale modérée et une « résilience ténue ».6
Le FMI, dans ses Perspectives de l’économie mondiale (WEO) d’octobre 2025, projette une croissance mondiale modérée de $3,2~\%$ en 2025 et $3,1~\%$ en 2026, en deçà des moyennes historiques.7 Ce ralentissement structurel est attribué, en grande partie, aux frictions géopolitiques qui freinent le commerce et l’investissement. Le risque géopolitique est passé d’un « événement rare » (un risque à faible probabilité et à fort impact) à une « variable persistante » : un frein constant à la croissance et un moteur de l’inflation.
La thèse de ce rapport est que les conflits modernes se déroulent autant sur les marchés des matières premières, dans les réseaux de paiement SWIFT et sur les routes de transport maritime que sur le champ de bataille physique. Cette analyse examine l’anatomie économique de ce nouveau paradigme, démontrant comment la guerre est devenue un facteur structurel qui définit l’allocation du capital, la politique monétaire et la stratégie d’entreprise à l’ère de la post-mondialisation.
Le choc des matières premières : L’inflation comme arme de guerre
Le canal de transmission le plus immédiat du conflit à l’économie mondiale passe par la volatilité des prix des matières premières. Les conflits récents en Ukraine — le « grenier » et la « station-service » de l’Europe — et au Moyen-Orient — le nœud énergétique mondial — ont démontré comment la perturbation de l’approvisionnement fonctionne comme une arme économique redoutable.5
L’« arsenalisation » de l’énergie et la leçon de 1973
Le conflit moderne a ravivé les inquiétudes concernant la sécurité énergétique, une leçon que l’on croyait apprise après la crise pétrolière de 1973.11 À l’époque, l’embargo de l’OPEP avait démontré la vulnérabilité de l’Occident à la dépendance énergétique.12 La réponse, comme le souligne une analyse de Cesce, fut la diversification des sources d’approvisionnement et le développement d’alternatives.12
Cependant, la guerre en Ukraine, initiée en 2022, a déclenché un choc de prix encore plus aigu et concentré sur les marchés énergétiques européens. Les données de la Banque Centrale Européenne (BCE) sur l’impact immédiat sont brutes : au cours des deux premières semaines suivant l’invasion, les prix du pétrole Brent ont augmenté d’environ $40~\%$, ceux du charbon de Rotterdam de $130~\%$ et ceux du gaz naturel (TTF néerlandais) ont grimpé de $180~\%$.13
La réponse de l’Europe a été une reconfiguration forcée et coûteuse de sa sécurité énergétique.14 La perte du gaz russe par gazoduc 16 a été gérée grâce à ce que le Center for Strategic and International Studies (CSIS) qualifie de « stratégie de survie ».15 Cette stratégie a impliqué de doubler les importations de Gaz Naturel Liquéfié (GNL) des États-Unis, qui sont passées de 29 milliards de mètres cubes (bcm) en 2021 à 70 bcm en 2022.15
Ce pivot rapide vers le GNL mondial ne doit cependant pas être confondu avec l’« autonomie stratégique ».12 Alors que la crise de 1973 a appris à l’Occident à diversifier ses sources de combustibles fossiles, la crise de 2022 a enseigné à l’Europe une leçon plus profonde et plus coûteuse. Elle a simplement remplacé la dépendance à un gazoduc russe, relativement bon marché, par la dépendance à des méthaniers de GNL américains et qataris, plus flexibles mais structurellement plus chers.15 La véritable leçon stratégique qui est maintenant mise en œuvre est que l’autonomie réelle ne provient pas de la diversification des combustibles fossiles importés, mais de la réduction de la demande de ceux-ci, via une accélération massive de l’investissement dans les sources d’énergie renouvelable nationales.15
Ce choc énergétique asymétrique a également créé une divergence fondamentale dans la politique monétaire. Alors que les États-Unis, en tant qu’exportateur net d’énergie 15, ont connu une inflation davantage tirée par la demande intérieure 19, l’Europe a été frappée par un choc d’offre énergétique direct et pénalisant.13 Cette différence dans la nature du choc inflationniste explique en grande partie la divergence dans le calendrier et l’agressivité des cycles de hausse des taux d’intérêt entre la Réserve fédérale américaine (Fed) et la BCE.20
Le choc alimentaire et l’insécurité mondiale
La guerre en Ukraine n’a pas seulement affecté l’énergie ; elle a perturbé le « grenier du monde ».22 Le blocus des ports de la mer Noire et l’impact sur la production agricole dans l’une des régions les plus fertiles de la planète ont eu des répercussions immédiates. La Russie et l’Ukraine sont des exportateurs cruciaux non seulement de céréales, mais aussi d’engrais.24 La guerre a menacé de faire s’effondrer le système alimentaire mondial 22, avec des prix qui ont flambé et généré des risques d’insécurité alimentaire sévère, affectant de manière disproportionnée les nations importatrices les plus vulnérables, particulièrement au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.1
Le choc inflationniste alimenté par le conflit (2022-2024)
| Matière première | Pic d’augmentation % (Après l’invasion de l’Ukraine) | Moteur du conflit | Source des données |
| Gaz Naturel (TTF) | $\sim 180~\%$ | Instrumentalisation du gaz russe ; interruption du Nord Stream. | 13 |
| Charbon (Rotterdam) | $\sim 130~\%$ | Remplacement du gaz par le charbon pour la production électrique. | 13 |
| Pétrole (Brent) | $\sim 40~\%$ | Sanctions et craintes d’interruption de l’offre russe. | 13 |
| Blé | $\sim 50-60~\%$ (Indices futurs) | Blocus des ports de la mer Noire ; destruction des récoltes. | 22 |
| Engrais | $\sim 30-40~\%$ (Indices clés) | Sanctions contre la Russie et la Biélorussie (principaux producteurs de potasse). | 24 |
Artères commerciales sous le feu : La crise de la chaîne d’approvisionnement
Si le choc des matières premières a été le premier coup, le second a été l’attaque soutenue contre les artères de la logistique mondiale. Les conflits modernes se déroulent de plus en plus au niveau des goulots d’étranglement maritimes, où un conflit régional peut infliger des répercussions économiques mondiales disproportionnées.26
Le cas d’étude le plus clair est la crise de la mer Rouge. Les attaques des Houthis contre des navires commerciaux, en réponse au conflit à Gaza, ont forcé la quasi-totalité des grandes compagnies maritimes à dévier leurs routes Asie-Europe, évitant le canal de Suez et contournant l’Afrique par le Cap de Bonne-Espérance.27
L’impact sur les données de la chaîne d’approvisionnement a été immédiat et sévère :
- Temps de transit : Les déviations ont ajouté entre 10 et 15 jours aux voyages. Un rapport de février 2024 a quantifié l’augmentation en pourcentage des temps de transit depuis l’Asie vers l’Europe : une augmentation de $46~\%$ vers Rotterdam et une hausse stupéfiante de $51~\%$ vers Algésiras.27
- Coûts d’assurance : Les primes d’assurance risque de guerre maritime, qui étaient nominales avant la crise (environ $0,05~\%$ – $0,07~\%$ de la valeur de la coque), ont explosé.28 Au plus fort de la crise, les primes ont atteint entre $0,7~\%$ et $1,0~\%$ de la valeur du navire pour un simple transit de 7 jours.28 Pour un porte-conteneurs moderne évalué à 150 millions de dollars, cela représente un coût supplémentaire de 1,5 million de dollars par voyage. Les tensions dans le détroit d’Ormuz en 2025 ont ajouté une pression similaire.31
- Coûts de fret : Cette perturbation a provoqué une volatilité extrême des tarifs des conteneurs. Le Drewry World Container Index (WCI), qui était en baisse depuis ses sommets pandémiques, a connu un fort rebond.32
L’impact d’une augmentation de $51~\%$ du temps de transit va au-delà du simple coût du carburant. Il représente l’arrêt de mort du modèle d’inventaire « Just-in-Time » (JIT), qui a dominé la gestion de la chaîne d’approvisionnement pendant trente ans. Le modèle JIT repose sur une prévisibilité absolue ; un retard de 15 jours n’est pas un inconvénient, c’est un échec du modèle qui laisse les chaînes de montage à l’arrêt et les étagères vides.
En conséquence, les entreprises sont contraintes de passer du « Just-in-Time » au « Just-in-Case » (JIC), maintenant des stocks de sécurité beaucoup plus importants pour se prémunir contre ces perturbations. Ce changement, apparemment simple, immobilise des milliards de dollars en fonds de roulement dans des entrepôts à travers le monde. C’est un coût caché et permanent de la guerre qui réduit l’efficacité du capital et agit comme un frein sur les marges bénéficiaires des entreprises.
Paradoxalement, cette crise a été une bouée de sauvetage financière pour l’industrie du transport maritime elle-même. Le secteur était confronté à un grave risque de surcapacité en 2024-2025 en raison d’une vague de livraisons de nouveaux navires.33 Les déviations par l’Afrique absorbent artificiellement cette surcapacité en faisant en sorte que les navires effectuent des voyages beaucoup plus longs. En conséquence, les tarifs sont restés élevés en 2024, au profit des compagnies maritimes.35
Cela conduit à une conclusion clé pour les investisseurs : le plus grand risque financier pour l’industrie du transport maritime en 2025-2026 est, ironiquement, la paix. Un cessez-le-feu durable au Moyen-Orient qui rouvrirait les routes de la mer Rouge 34 libérerait immédiatement toute cette capacité de navires « piégée » sur des routes longues, inondant le marché et provoquant un effondrement des tarifs de fret.
Quantification de la perturbation en mer Rouge (2024-2025)
| Métrique d’impact | Donnée de base (T3 2023) | Donnée pic (2024-2025) | Impact commercial | Source des données |
| Augmentation Temps de Transit (Asie-Rotterdam) | N/A | $+46~\%$ | Perturbation du « Just-in-Time » ; coûts de carburant. | 27 |
| Augmentation Temps de Transit (Asie-Algésiras) | N/A | $+51~\%$ | Perturbation du « Just-in-Time » ; coûts de carburant. | 27 |
| Prime Assurance Risque de Guerre (% valeur coque) | $\sim 0,05~\%$ | $\sim 1,0~\%$ | Augmentation drastique des coûts fixes d’expédition. | 28 |
| Drewry WCI ($/EVP, Nov 2025) | $\sim 1 500~\$$ (Moyenne 2019) | $\sim 1 959~\$$ | Volatilité des coûts variables ; inflation importée. | 32 |
L’« arsenalisation » de la finance et la fragmentation monétaire
Le conflit le plus significatif et le plus durable n’est peut-être pas physique, mais financier. L’« arsenalisation de la finance » 37, un terme décrivant l’utilisation d’outils et d’infrastructures économiques comme armes d’État, est passée de la théorie à la pratique. La réponse coordonnée de l’Occident à l’invasion de l’Ukraine en 2022, visant un pays du G20, a déclenché une réévaluation fondamentale de l’architecture financière mondiale dominée par le dollar.
L’« arme nucléaire » financière : SWIFT et le gel des réserves
La réponse occidentale a été double et sans précédent. Premièrement, l’exclusion des principales banques russes du système de messagerie SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication).39 SWIFT ne déplace pas d’argent, mais c’est la « plomberie » de messagerie sécurisée qui permet aux banques de communiquer sur les transactions transfrontalières.41 Couper l’accès à SWIFT déconnecte efficacement un système bancaire de la finance mondiale.40
Deuxièmement, et encore plus choquant, a été le gel de centaines de milliards de dollars de réserves de change de la Banque Centrale de Russie détenues dans des juridictions occidentales.37 Cette action a pulvérisé la notion selon laquelle les obligations souveraines détenues à l’étranger étaient des actifs de réserve intouchables.
La réaction : Construire un système parallèle
Si ces sanctions ont eu un impact aigu sur l’économie russe 39, leur effet à long terme le plus profond a été d’inciter les nations non alignées à construire des alternatives. Le message pour Pékin, New Delhi ou Riyad était clair : si vos objectifs de politique étrangère divergent de ceux de l’Occident, vos réserves financières et votre accès au commerce peuvent être révoqués.37
Cette prise de conscience a accéléré le développement de systèmes de paiement parallèles, créant une bifurcation du système financier mondial :
- Alternative de la Russie (SPFS) : Après les sanctions initiales de 2014, la Russie a développé son propre Système de Transfert de Messages Financiers (SPFS). Après l’exclusion de SWIFT en 2022, Moscou a accéléré son expansion. En 2025, le SPFS s’est développé pour connecter des centaines d’institutions dans plus de 20 pays, créant un canal résistant aux sanctions pour le commerce.38
- Alternative de la Chine (CIPS) : La Chine promeut son Système de Paiement Interbancaire Transfrontalier (CIPS).43 Il est crucial de comprendre que CIPS n’est pas un simple clone de SWIFT. SWIFT est un système de messagerie, tandis que CIPS est un véritable système de règlement pour les transactions en renminbi (RMB).43 Sa croissance est remarquable : en 2024, CIPS a traité 175,49 billions de RMB (environ 24,47 billions de dollars), une augmentation interannuelle de $42,6~\%$. En juin 2025, il compte 176 participants directs et plus de 1500 participants indirects dans 121 pays.45
- Alternative des BRICS (BRICS Pay) : Le bloc BRICS élargi développe activement « BRICS Pay ».46 L’objectif, ratifié lors du sommet de Kazan, n’est pas de créer une nouvelle monnaie, mais une plateforme décentralisée pour connecter les systèmes de paiement nationaux existants (comme le SPFS de Russie, le CIPS de Chine et l’UPI de l’Inde) pour faciliter le commerce en monnaies locales, sans passer par le dollar.47
La domination du dollar est-elle menacée?
L’analyse de la Réserve Fédérale de Richmond soutient que l’abandon du dollar est plus difficile qu’il n’y paraît.50 La domination du dollar repose sur de profonds effets de réseau, la liquidité inégalée de ses marchés de capitaux et le fait que SWIFT est, en soi, neutre en termes de devises.50 De plus, les alternatives clés, comme le renminbi, restent limitées par les contrôles de capitaux de la Chine, ce qui les rend peu attrayantes en tant que véritables monnaies de réserve mondiales.51
Cependant, cette analyse passe peut-être à côté de l’essentiel. Le véritable risque n’est pas que le CIPS remplace SWIFT ou que le RMB remplace le dollar du jour au lendemain. Le risque est la bifurcation. Le monde ne se dirige pas vers un avenir post-dollar, mais vers un avenir financièrement bifurqué.52
Dans cet avenir, il existera un bloc financier centré sur le dollar/euro (G7) opérant sur SWIFT, et un bloc parallèle (BRICS+ et le « Sud Global ») utilisant un réseau de CIPS, SPFS et BRICS Pay pour le commerce de l’énergie et des matières premières en monnaies locales.53 Pour les multinationales, ce scénario est un cauchemar en matière de conformité et de gestion de trésorerie, car elles seront contraintes d’opérer dans deux systèmes de paiement distincts, avec des règles et des risques différents.42
Cette « arsenalisation » a également changé fondamentalement la définition d’un « actif de réserve » pour les banques centrales. Avant 2022, les bons du Trésor américain étaient considérés comme l’actif « sans risque » par excellence. Le gel des réserves russes a démontré qu’ils ne sont pas sans risque : ils comportent un risque géopolitique. Pour une banque centrale non alignée, détenir des réserves en dollars ou en euros signifie que ses économies nationales sont soumises à la politique étrangère occidentale. Cela explique le mouvement vers l’or, un actif physique et insaisissable, qui est analysé dans la section suivante.
Le pouls des marchés : Volatilité, dépenses de défense et valeurs refuges
Les marchés de capitaux traitent le risque de guerre en temps réel, traduisant l’incertitude géopolitique en mouvements de prix et en flux de capitaux. Ce comportement révèle une double stratégie d’investissement : une défensive (aversion au risque) et une opportuniste (recherche de profit).
Le baromètre de la peur (VIX) et les refuges (Or)
La tension géopolitique est un moteur principal de la volatilité. L’indice de volatilité CBOE (VIX), communément appelé « l’indice de la peur », mesure la volatilité implicite à 30 jours du S&P 500.55 Cet indice grimpe en flèche pendant les crises, sautant souvent au-dessus du niveau 20 (zone d’alerte) ou même 40 (panique extrême) lors des conflits.56 En fait, la volatilité géopolitique est devenue si persistante que les analystes développent des outils plus granulaires, comme les indices de « Risque Géopolitique » (parfois appelés VIX-GEO), pour isoler cette source de volatilité de l’incertitude plus traditionnelle de la politique économique.59
En réponse à cette incertitude structurelle, les investisseurs et, de manière cruciale, les banques centrales se sont tournés en masse vers les actifs refuges traditionnels. L’or a atteint des sommets historiques en 2024 et 2025.62 Une analyse de J.P. Morgan Private Bank de mars 2025 maintient une vision positive pour l’or, identifiant comme moteurs clés « l’incertitude géopolitique élevée » et la « demande solide des banques centrales ».64
Cet achat d’or par les banques centrales n’est pas simplement une « fuite vers la sécurité » traditionnelle. C’est la manifestation physique de la méfiance à l’égard du système financier basé sur le dollar, comme discuté dans la section précédente. Les banques centrales des nations non alignées diversifient activement leurs réserves hors des actifs financiers occidentaux (qui peuvent être gelés) et vers un actif physique, neutre et politiquement insaisissable (qui ne peut pas l’être).
La nouvelle « industrie en plein essor » : La défense
La conséquence économique la plus directe et la plus prévisible de la guerre est la demande de plus d’armement. L’ère du « dividende de la paix » — la période post-Guerre froide caractérisée par la réduction des budgets militaires — est brutalement terminée.
Les dépenses militaires mondiales ont explosé. Un rapport d’avril 2025 de l’Institut International d’Études pour la Paix de Stockholm (SIPRI) révèle que les dépenses militaires mondiales ont atteint $2 718$ milliards de dollars en 2024. Cela représente une augmentation stupéfiante de $9,4~\%$ en termes réels, la plus forte augmentation annuelle depuis au moins la fin de la Guerre froide.65
Les dépenses ont augmenté dans toutes les régions, mais les hausses les plus drastiques se sont produites dans les zones de conflit ou à proximité 65 :
- Les cinq pays qui dépensent le plus (États-Unis, Chine, Russie, Allemagne et Inde) représentent $60~\%$ du total.65
- L’Allemagne a augmenté ses dépenses de $28~\%$ (atteignant $88,5$ milliards), devenant le quatrième pays le plus dépensier au monde.65
- La Pologne, en première ligne de l’OTAN, a augmenté ses dépenses de $31~\%$ (atteignant $38,0$ milliards).65
- Israël, plongé dans le conflit de Gaza et les tensions régionales, a augmenté ses dépenses de $65~\%$ (atteignant $46,5$ milliards).65
Ces dépenses massives, financées par les contribuables, ont créé un essor séculaire pour les actions du secteur de la défense. Une analyse de Morningstar de mars 2025 décrit l’augmentation des dépenses de défense comme un « vent porteur » soutenu pour le secteur.67 Des entreprises européennes comme Rheinmetall et Rolls-Royce ont vu leurs carnets de commandes atteindre des niveaux records. L’analyse de Morningstar a relevé les prévisions de revenus de la défense, s’attendant à ce que les dépenses de défense européennes atteignent $3,1~\%$ du PIB en 2029 (contre $2,4~\%$ prévus auparavant) et $3,5~\%$ en 2032.67
Les flux de capitaux en 2024-2025 révèlent une profonde contradiction dans le sentiment du marché. Les investisseurs exécutent une « stratégie barbell » (barbell trade) : ils achètent simultanément une assurance contre l’effondrement du système (l’or) et les actions des entreprises qui profitent directement des causes de cet effondrement (la défense). Cette double stratégie est la thèse d’investissement par excellence pour un monde fragmenté et multipolaire.
L’essor des dépenses de défense (Données 2024)
| Pays/Région | Dépenses 2024 (USD) | Augmentation % réelle (a/a) | Moteur du conflit / Implication | Source des données |
| Monde | $2 718$ Milliards | $+9,4~\%$ | Plus forte augmentation depuis la Guerre froide ; fin du « dividende de la paix ». | 65 |
| Allemagne | $88,5$ Milliards | $+28~\%$ | Réaction à la guerre en Ukraine ; atteinte de l’objectif de l’OTAN. | 65 |
| Pologne | $38,0$ Milliards | $+31~\%$ | Modernisation militaire massive à la frontière de l’OTAN. | 65 |
| Israël | $46,5$ Milliards | $+65~\%$ | Guerre à Gaza et escalade régionale (Liban, Iran). | 65 |
| Russie | $149$ Milliards | $+38~\%$ | Économie de guerre totale ; $7,1~\%$ du PIB. | 65 |
| Actions (STOXX Europe Defence) | N/A | Sommets historiques | Thèse d’investissement basée sur des revenus étatiques garantis. | 67 |
La reconfiguration structurelle : L’avènement du « Friend-Shoring »
Au-delà des chocs à court terme sur les matières premières et la logistique, l’impact le plus profond et le plus durable des conflits est la reconfiguration permanente des chaînes d’approvisionnement mondiales. Le modèle de mondialisation des trois dernières décennies, construit sur la primauté de l’efficacité (rechercher le coût de production le plus bas), est démantelé et remplacé par un modèle basé sur la résilience (rechercher l’approvisionnement le plus sûr).
Ce nouveau paradigme porte plusieurs noms : « near-shoring » (délocalisation proche), « reshoring » (relocalisation) ou « friend-shoring » (délocalisation vers des pays amis partageant les mêmes valeurs politiques et économiques).68 L’objectif stratégique est de réduire la dépendance à l’égard des nations adverses ou des chaînes d’approvisionnement vulnérables aux goulots d’étranglement géopolitiques.69
Cette stratégie est la réponse logique et à long terme des conseils d’administration aux problèmes tactiques identifiés dans les sections II et III. Un directeur financier qui voit les prix du gaz s’envoler 13 et les coûts de fret être multipliés par dix 28 ne peut plus justifier auprès de ses actionnaires une chaîne d’approvisionnement qui dépend d’un fournisseur unique dans une région géopolitiquement hostile ou d’une unique route maritime passant par un point de conflit.
Le « friend-shoring » internalise le risque géopolitique comme un coût des marchandises vendues (COGS). Bien que la construction d’une nouvelle usine au Mexique ou au Vietnam puisse avoir un coût unitaire plus élevé qu’en Chine, le « coût total ajusté au risque » — qui inclut désormais le prix d’une interruption de plusieurs mois — est significativement plus bas.
Bien sûr, cette reconfiguration a ses propres coûts. Le FMI et le Centre for Economic Policy Research (CEPR) avertissent que cette tendance conduit à une fragmentation accrue du commerce mondial.69 Cette fragmentation réduit l’efficacité, augmente les coûts pour les consommateurs (en annulant les gains de la mondialisation) et peut exacerber les tensions géopolitiques en créant des blocs économiques rivaux.69
Malgré les coûts, les flux d’Investissement Direct Étranger (IDE) démontrent que cette reconfiguration est déjà en marche. Les données identifient deux gagnants clairs :
- Cas 1 : Mexique (Nearshoring) : Bénéficiaire direct de la stratégie de « nearshoring » des États-Unis, le Mexique a dépassé la Chine en tant que principal partenaire d’importation des États-Unis en 2023.71 Les flux d’IDE le confirment : le Mexique a attiré $34,3$ milliards de dollars d’IDE au premier semestre 2025, une augmentation de $10,2~\%$ en glissement annuel.72
- Cas 2 : Vietnam (Friend-shoring) : Dans le cadre de la stratégie « Chine+1 » pour diversifier la fabrication asiatique, le Vietnam est devenu une plaque tournante.73 L’IDE a été un moteur vital de sa croissance, avec un stock d’IDE accumulé dépassant les $322$ milliards de dollars à la fin de 2024 73 et des entrées atteignant un record historique de $25,35$ milliards en décembre 2024.74
Cependant, une analyse plus approfondie des données d’IDE au Mexique révèle une tendance plus nuancée. Sur les $34,3$ milliards de dollars d’IDE au premier semestre 2025, une part écrasante de $84,4~\%$ provenait du réinvestissement des bénéfices d’entreprises déjà établies, et non de « nouveaux investissements ».72 Un rapport de la Réserve Fédérale de Dallas explique cette énigme 75 : les entreprises ne prennent pas (nécessairement) le risque en capital massif de construire de nouvelles méga-usines à partir de zéro. À la place, elles utilisent des modèles « asset-light » (légers en actifs), tels que la sous-traitance, la fabrication sous contrat et l’utilisation d’« entreprises-abris » (shelter companies) dans le cadre du programme IMMEX du Mexique.75
C’est du « nearshoring furtif ». Les entreprises redirigent la production et utilisent l’infrastructure existante au Mexique pour la diversifier hors de Chine, obtenant ainsi une résilience de la chaîne d’approvisionnement sans une dépense en capital massive, couvrant leurs paris dans un environnement politique et commercial incertain.19
Les gagnants du « Friend-Shoring » : Flux d’IDE (2024-2025)
| Pays | Métrique d’IDE | Donnée (Période) | Source / Nature de l’investissement |
| Mexique | IDE total (1S 2025) | $34,3$ Milliards ($+10,2~\%$ a/a) | 72 Forte attraction du « Nearshoring » des États-Unis. |
| Mexique | % de Réinvestissement des bénéfices (1S 2025) | $84,4~\%$ | 72 Croissance « asset-light » ; expansion des opérations existantes.75 |
| Vietnam | IDE (Oct 2025) | $21,3$ Milliards (cumulé) | 74 Bénéficiaire clé de la diversification « Chine+1 ». |
| Vietnam | Stock d’IDE (Fin 2024) | $>322$ Milliards | 73 Intégration profonde et à long terme dans la chaîne d’approvisionnement mondiale. |
La paradoxe de l’innovation : Les « retombées » technologiques de la guerre
En économie, le « sophisme de la vitre cassée » 76 enseigne à juste titre que la destruction de la guerre est une perte nette. Reconstruire une usine détruite ne crée pas de nouvelle richesse ; cela remplace simplement le capital perdu qui aurait pu être utilisé à d’autres fins productives. Cependant, si la destruction est une perte, les dépenses militaires ciblées accélèrent l’innovation dans des secteurs spécifiques, créant des « retombées » (spin-offs) technologiques 77 avec des applications à double usage (militaire et civil).78
La guerre en Ukraine, en particulier, est devenue un laboratoire de R&D en temps réel pour la technologie militaire du XXIe siècle.80 Le monde a été témoin d’une évolution incroyablement rapide dans :
- Guerre des drones : L’utilisation de drones FPV (vue à la première personne) bon marché et adaptés 81, d’essaims de drones 82 et d’armes imprimées en 3D.83
- Intelligence Artificielle : L’utilisation de l’IA sur le champ de bataille pour la reconnaissance de cibles et la guerre autonome.83
- Guerre navale : Le développement de drones navals (USV) par l’Ukraine, qui ont neutralisé efficacement la flotte russe de la mer Noire.85
Ce cycle d’innovation est alimenté par un nouvel écosystème de « startups » de la technologie de défense (DefenseTech). Poussées par l’urgence de la guerre et la nécessité d’une autonomie stratégique européenne, les startups de technologie militaire européennes ont levé le chiffre record de $1,4$ milliard d’euros rien qu’en 2025.87
Ce phénomène représente une inversion du modèle d’innovation militaire du XXe siècle. Lors de la Seconde Guerre mondiale, les dépenses gouvernementales massives (Projet Manhattan, fusées V2) créaient une technologie qui avait des « retombées » civiles des décennies plus tard.76 Aujourd’hui, le flux s’est inversé. C’est la technologie civile (drones grand public, logiciels d’IA commerciaux, imprimantes 3D) qui est adaptée pour le champ de bataille par des startups agiles financées par du capital-risque.87
Cela signifie que la « retombée » vers l’économie civile sera presque instantanée. Les solutions d’IA 84 et de navigation autonome perfectionnées en mer Noire 85 ont des applications directes et immédiates dans les navires de fret autonomes, la logistique d’entrepôt, l’agriculture de précision et la gestion des infrastructures.
Cependant, cette prolifération rapide de technologies à bas coût crée également un nouveau risque économique. L’« effet de débordement » (spillover) du conflit n’est plus seulement économique (prix du gaz), mais physique. La Russie augmente rapidement sa propre production de drones.80 En septembre 2025, de multiples drones russes ont pénétré l’espace aérien polonais, forçant la fermeture temporaire des aéroports de Varsovie.89 Cet incident démontre un nouveau vecteur d’attaque économique : la capacité de paralyser un centre économique et des infrastructures critiques de l’OTAN en utilisant des armes à bas coût.
Naviguer dans une économie mondiale fragmentée
L’économie mondiale de 2025-2026, telle que décrite par le FMI, se caractérise par une « résilience ténue » 6 et une croissance mondiale modérée de $3,2~\%$.9 Cette faiblesse structurelle n’est pas un creux cyclique ; c’est le résultat de l’érosion constante des piliers de la mondialisation de l’après-Guerre froide, un processus accéléré et alimenté par les conflits.
L’ère du « dividende de la paix » — la période de faibles dépenses de défense, de chaînes d’approvisionnement optimisées uniquement pour le coût et de marchés énergétiques intégrés qui a stimulé la prospérité depuis 1990 — est terminée.
Nous sommes entrés dans une ère définie par une « taxe géopolitique » permanente. Cette taxe n’apparaît sur aucune déclaration fiscale, mais elle est payée par toutes les entreprises et tous les consommateurs. C’est une taxe qui se paie sous forme de :
- Prix de l’énergie plus élevés : Le coût de la priorisation de la sécurité de l’approvisionnement en GNL sur l’efficacité du gaz par gazoduc.15
- Coûts d’expédition plus élevés : Le coût des primes d’assurance risque de guerre 28 et du carburant supplémentaire pour les routes déviées.27
- Coûts des marchandises plus élevés : Le coût de la construction de chaînes d’approvisionnement redondantes et en « friend-shoring » plutôt qu’optimisées pour le coût.69
- Budgets gouvernementaux plus élevés : Le coût des budgets de défense records nécessaires pour opérer dans un monde plus dangereux.65
- Coûts du capital plus élevés : Le coût d’une politique monétaire plus restrictive nécessaire pour combattre l’inflation structurelle générée par toute cette friction géopolitique.19
Pour les investisseurs, les dirigeants et les analystes, le risque géopolitique n’est plus un événement rare à gérer, mais une variable centrale à intégrer dans les coûts. Dans l’économie fragmentée d’aujourd’hui, l’allocation du capital, la gestion de la chaîne d’approvisionnement et la stratégie d’entreprise doivent commencer par l’analyse économique de la guerre.






